Chronique
"Fucking Fabulous" ou les 15 ans des parfums Tom Ford.
Publié le par Pascal Barragué
Les accessoires avant la couture ou une stratégie business originale.
Tom Ford quitte Gucci et YSL en avril 2004. Plutôt que de rejoindre une autre maison, il décide alors de lancer sa propre griffe, animé par le désir de créer la première marque de luxe du 21e siècle. Toutefois, il adopte une "roadmap" originale puisqu‘il ne propose pas, comme cela se fait traditionnellement, du prêt-à-porter féminin puis des produits d’access (lunettes, parfums, etc.). Fort d’une notoriété planétaire déjà établie chez Gucci, le couturier va en effet démarrer directement par les accessoires et le parfum ainsi que le prêt-à-porter masculin.
Dès 2006, associé à Estée Lauder, il lance Black Orchid, inaugurant la gamme "Tom Ford Signature", qui sera suivie en 2007 d’une collection de 12 parfums composant la gamme "Private Blend", dont tous les produits sont commercialisés au prix de 220 dollars - soit un tarif significativement supérieur à celui des fragrances de la gamme "Signature".
Le succès est immédiatement au rendez-vous et les parfums Tom Ford sont instantanément reconnus pour leur qualité et leur sophistication. Si chacun possède une personnalité propre et affirmée, ils ont en commun une certaine complexité, de l’intensité et une signature olfactive sensuelle.
La collection privée Private Blend.
Private Blend est donc la collection privée de parfums Tom Ford. A l’instar d’Armani Privé, des Exclusifs de Chanel, de la Collection Privée de Dior, ou d’Hermessence d’Hermès, ces collections privées jouent la carte de la rareté et du confidentiel et constituent la réponse des grandes maisons au succès grandissant de la parfumerie de niche.
Tom Ford va alors emprunter les codes du mainstream en utilisant les mêmes canaux de diffusion et en n’hésitant pas à faire de la publicité. Seul le positionnement prix - et la composition - diffère et définit l’aspect luxueux du produit. Cette stratégie marketing disruptive donne à la marque une longueur d’avance, contrairement aux grandes maisons et à leurs collections privées, et permet à Tom Ford de construire un véritable succès commercial.
Le rôle clé de la publicité.
Tom Ford va montrer pendant 15 ans qu’il n’a rien perdu de son flair ni de son génie publicitaire, en utilisant tous les atouts dont il dispose. Il va ainsi profiter de sa notoriété planétaire en donnant de sa personne et en se mettant en scène, à l’image d’une Coco Chanel ou d’un Yves Saint Laurent avant lui.
L’inventeur du "porno-chic" va également produire quelques images sulfureuses qui ne manqueront pas de faire le buzz, à l’instar de certaines des célèbres campagnes Gucci réalisées avec Carine Roitfeld et Mario Testino. Parmi elles, l’image d’un flacon coincé entre deux seins, calé dans l’entrejambe d’une mannequin ou posé sur les fesses d’un homme. L’époque a changé et la réification s’applique désormais autant à l’homme qu’à la femme : chez Tom Ford, tout le monde peut être considéré comme un objet.
L’imagerie publicitaire de la marque va également convoquer le gratin des image-makers internationaux pour composer un corpus dense et très cohérent : Terry Richardson, Steven Klein, Jeff Burton, Mario Sorrenti prennent la relève de Testino, et Cara Delevingne, Lara Stone ou Mica Arganaraz remplacent Carmen Kass.
Si certaines de ces images revendiquent un luxe statutaire somme toute classique, ce sont les campagnes publicitaires de la mode qui vont bientôt prendre en charge cette facette de la marque, laissant aux parfums le soin de mettre en scène la sensualité de la maison.
De manière assez évidente, cette sensualité va passer par la nudité. Cela permet à la fois de montrer de la peau - que le parfum devra "habiller" - et de produire des images fortes et mémorisables.
Cara Delevingne se dévêt donc pour Black Orchid dans une image qui rappelle à certains la fameuse publicité de Tom Ford et Steven Meisel pour Opium. Jon Kortajarena et Mica Arganaraz font de même.
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Enfin, comment ne pas évoquer ici la collection Neroli Portofino - Neroli Portofino, Fleur de Portofino, Neroli Portofino Acqua, Mandarino di Amalfi et Costa Azzurra ?
Neroli Portofino, ou l’image d’une séduction playful et décomplexée.
Comment parler d’été, d’eau claire et de brise fraîche ? Comment faire comprendre que ce parfum est unisexe ? Cette cologne moderne qui évoque un village de pêcheurs siciliens et nous parle de simplicité et de raffinement, ne va cependant pas nous transporter sur la Riviera italienne ni magnifier ses ingrédients.
Tom Ford exploite le territoire du jeu et du désir, en mettant en scène en 2011 un couple en plein jeu aquatique, sous l’objectif de Terry Richardson. Max Motta et Mariana Braga, nus, s‘aspergent ainsi copieusement de parfum. Rire, optimisme, sensualité et joie de vivre : Tom Ford nous offre une vision positive et décomplexée des jeux d'amour.
En 2014, Jeff Burton va à son tour donner son interprétation de ce territoire à travers des images suggestives. Le couple est toujours nu, dans une piscine, étroitement enlacé - imbriqué ? - visiblement très amoureux. Dans une autre image, ils s’embrassent : corps jeunes et bronzés, piscine et lunettes de soleil : Hollywood et la Californie ne sont pas visiblement pas loin de Portofino… Une dernière image nous montre deux flacons de parfum généreusement versés sur les fesses nues de plusieurs personnes allongées. Pourtant, les images sont ensoleillées, remplies de fraicheur, parfaitement clean, et reflètent un imaginaire très américain.
Ce territoire publicitaire éclaire ainsi en partie la "patte" Tom Ford : un regard international, une perspective américaine sur des thématiques ou des sujets à priori plutôt européens.
Fucking Fabulous.
Ce qui pourrait à première vue ressembler à un canular ou à une blague potache est pourtant un "coup" assez génial.
Tom Ford ouvre la Fashion Week new-yorkaise en septembre 2017 et lance, le lendemain de son défilé automne/hiver 2018, un nouveau parfum audacieusement baptisé Fucking Fabulous. La fragrance fait partie de la collection Private Blend et le 50 ml est vendu 310 dollars, soit environ 250 euros.
Ce qui devait être initialement une série limitée fait en réalité un véritable carton et devient une référence pérenne de la gamme. En lançant un parfum le lendemain de son défilé, Tom Ford montre qu’il n’a rien perdu de son intelligence marketing. Il profite ainsi de la visibilité médiatique générée par la mode, et crée le buzz grâce à un nom aussi provoquant qu’intelligent.
En nommant ce parfum Fucking Fabulous, Tom Ford parle à la fois de sa mode et de son parfum mais aussi de ses clients, qui sont - et/ou souhaitent être - "fabuleux", c’est-à-dire tout à la fois : "à part et extraordinaires".
Enfin, en imposant le nom complet, et non pas "F*in Fabulous" inlassablement proposé par Estée Lauder, Tom Ford démontre aussi qu’il possède toujours une intuition hors-pair et la capacité d’imposer sa vision.
Une marque désormais globale, un joyau du groupe Lauder.
Tom Ford a créé en 15 ans une marque incontournable de la parfumerie qu’il a su propulser dans le club fermé des marques star du groupe Lauder, aux côtés de MAC, La Mer, Clinique et Estée Lauder. Comment expliquer ce succès ?
Grâce à sa "vista" qui lui a permis de jouer avec les tendances, souvent avec un temps d’avance. Grâce aussi à son talent tout particulier pour s’inspirer de l’air du temps et ainsi créer des images chocs. Grâce également à son ambition : c’est ainsi qu’à peine cinq ans après le lancement des parfums, en 2011, la marque a proposé des rouges à lèvres. Elle a ainsi su surfer sur le boom du makeup ; on murmure que la moitié des ventes de la marque est aujourd’hui réalisée par les color cosmetics. Grâce enfin à sa cohérence sans faille : le positionnement « luxe » a toujours été parfaitement respecté et l’équité de la marque n’a jamais varié.
En maniant les paradoxes - la qualité et la provocation, le respect de la marque et la capacité à surprendre, le haut de gamme et l’accessibilité... - les parfums Tom Ford ont su s’imposer en un minimum de temps. Et si cette aptitude unique à sentir l’époque et à refléter son temps faisait de Tom Ford le véritable héritier d’Yves Saint Laurent ?