Joëlle De Montgolfier Bain

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« En Chine, la classe moyenne n'a pas recouvré un appétit féroce pour les produits de luxe » Joëlle de Montgolfier, Bain & Company

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Le marché des biens personnels de luxe a légèrement décliné au cours du premier trimestre 2024. C'est ce que nous apprend la dernière étude Bain & Company-Altagamma. Joëlle de Montgolfier, Vice Présidente, Grande consommation, Distribution & Luxe du cabinet Bain & Company détaille les principales stratégies que le secteur du luxe devra mettre en place pour continuer de performer.

Journal du Luxe

Le mot clé du "Luxury Goods Worldwide Market Study" est "Polarisation". Comment l'interprétez-vous ? Est-elle pertinente sur tous les marchés ? Va-t-elle perdurer ?

Joëlle De Montgolfier

Nous évoquons en effet la polarisation du secteur sous différents prismes. Tout d’abord, nous soulignons la polarisation de la performance des marques, qui apparaît toujours dans les périodes où le taux de croissance du secteur reflue et ne peut porter de manière indifférenciée toutes les marques. Dès la fin d’année 2023, nous évoquions ces chiffres : en 2021-2022, période de très fort rebond du secteur après la crise Covid, près de 95 % des marques avaient fait l’expérience d’une croissance positive. En 2022-2023, alors que la croissance du secteur s’est normalisée et ralentie, ce se sont déjà plus qu’environ 2/3 des marques qui continuaient à croître. Les périodes de ralentissement de la croissance se caractérisent par un discernement accru des clients, qui se rabattent sur les valeurs sûres et privilégient les marques les plus fortes, les plus désirables. Ce phénomène risque de se poursuivre en 2024, avec un premier trimestre en décélération qui a été décevant pour les produits personnels de luxe, et qui risque d’entraîner vers le fond les marques moins distinctives. Cette polarisation de la performance se constate aussi dans les régions, mais avec des modèles assez différents : en Chine, la plupart des marques reculent, sauf quelques marques gagnantes qui réussissent à tirer leur épingle du jeu. Aux Etats-Unis, les performances sont très contrastées, mais la plupart des marques enregistre un ralentissement. Enfin, en Europe, la plupart des marques fait plutôt preuve de résilience.


La polarisation s’exprime aussi en termes de clientèle : on constate une forte accélération de la demande des "top clients", ces fameux VICs dont le pouvoir d’achat ne faiblit pas et qui sont très sollicités par les maisons de luxe. A contrario, on observe aussi une stagnation de la demande de la clientèle-cœur des maisons de luxe (celle qui achète régulièrement sans arriver néanmoins à entrer dans la catégorie des "top clients"), et même au-delà, une décélération de la demande des clients dits "aspirationnels", ces clients moins aisés qui veulent occasionnellement se faire plaisir avec un achat de luxe, mais qui sont affectés par la baisse perçue de leur pouvoir d’achat.

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Quel est l'état des marchés européens, chinois et américains ? Pouvez-vous nous expliquer le phénomène de "Luxury Shame" qui frappe la Chine ?

Joëlle De Montgolfier

Au premier trimestre 2024, il faut retenir que les marchés américains et chinois, qui sont les deux poumons du luxe mondial, manquaient de souffle, et que l’Europe se portait plutôt bien. En Europe, le marché est porté à la fois par la clientèle locale et le tourisme. La clientèle locale a bien résisté, notamment dans les grandes villes de France et d’Italie ; par ailleurs, le tourisme est assez porteur, notamment dans les pays méditerranéens (France, Italie, Espagne).

Pour ce qui est des États-Unis, une grande partie de la clientèle est locale, assez aspirationnelle et affectée par les évolutions macro-économiques. Les conditions macro-économiques commencent à montrer une embellie (ralentissement de l’inflation, croissance du PIB, amélioration de la confiance des consommateurs…), mais le marché reste pour l’instant suspendu aux résultats des élections présidentielles et aux décisions de la FED sur les taux d’intérêt.

Enfin, en Chine, la situation est assez différente : le contexte macro-économique est maussade, le pays n’a pas vraiment redémarré après la crise du Covid, la confiance des consommateurs est en berne. La classe moyenne ne semble pas avoir recouvré un appétit féroce pour les produits de luxe, à tout le moins sur le marché domestique : elle fréquente peu les centres commerciaux, et il est mal vu d’arborer ostensiblement des pièces trop visibles. Ce sont donc les pièces plus discrètes qui sont en vogue, et les marques privilégient les cérémonies de vente en face-à-face ou les événements privés. Cependant, la reprise des dépenses de luxe dans le contexte de voyages vers le Japon ou l’Europe est un signe positif, qui indique qu’il persiste une demande chinoise pour le luxe, même si elle est contrainte de se faire plus discrète localement pour le moment.

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Devons-nous nous inquiéter du ralentissement de la consommation de luxe chez la GenZ et au-delà de la cible Affluent ?

Joëlle De Montgolfier

Le ralentissement de la consommation de produits de luxe par la Génération Z est extrêmement récent, il n’est en tant que tel détectable que depuis le premier trimestre 2024. Je rappelle que cette génération a été un moteur de croissance exceptionnel pour l’industrie du luxe dans les dernières années, avec des dépenses cumulées sur la période 2020-2023 qui ont été 6 fois plus importantes que par rapport à 2017-2019. Par ailleurs, c’est une génération qui dispose de moyens que les générations précédentes n’ont pas connus, et qui a une propension importante à la dépense de luxe. Il ne faut donc pas paniquer, même si le contexte est un peu défavorable en ce moment, notamment sur un marché comme la Chine où le taux de chômage des jeunes augmente, ce qui peut engendrer un sentiment d’incertitude face à l’avenir et un ralentissement des dépenses.

Pour la cible Affluent ou Aspirationnelle, ce sont aussi des éléments de conjoncture qui expliquent le ralentissement dans un premier temps, notamment la crise du coût de la vie aux Etats-Unis. Ce qui est peut-être plus préoccupant dans son cas, c’est que c’est une cible qui a été un peu délaissée par les marques de luxe ces dernières années, notamment en raison des stratégies d’élévation mises en place par la plupart des marques, qui peuvent aboutir à une certaine "ségrégation" de ces clients. Il est donc important pour les marques de travailler ce socle de clientèle très large, qui représente plus de la moitié de la clientèle mondiale en effectif, et qui est appelé à se développer à l’avenir, que ce soit en nombre ou en capacité de dépense. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique le rapprochement récent des univers du luxe et du sport, dont l’audience est très large, ce qui permettra aux marques de luxe d’aller recruter de nouvelles cibles de clientèle.

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L'hyperinflation du luxe est-elle derrière nous ? Qu'en est-il de l'offre accessoire ?

Joëlle De Montgolfier

Les marques de luxe poursuivent depuis quelques années des stratégies dites d’élévation. Ces stratégies font le pari d’une hausse des prix, liée à l’augmentation de la désirabilité et de l’exclusivité des marques. Cela permet notamment aux marques de viser des clients plus aisés, davantage résilients en cas de crise ou de volatilité économique, et cela peut fonctionner tant qu’il n’y a pas de découplage entre prix, qualité intrinsèque du produit et désirabilité de la marque. Or, si en 2022, la croissance des prix expliquait jusqu’à 70% de la croissance de la catégorie Maroquinerie, avec encore une hausse des volumes, on semble avoir atteint en 2023 une sorte de point d’inflexion, puisque la totalité de la croissance de la catégorie a été tirée par la hausse des prix, avec pour la première fois un léger recul des volumes de vente. Nous attirons donc l’attention des marques sur un risque de rupture dans l’équation prix-valeur perçue : il faut être vigilant à ne pas renforcer systématiquement les prix sans tirer la qualité et l’attractivité des produits vers le haut dans des proportions similaires. Et il faut également repenser les stratégies et gammes de prix pour éviter de se couper des clients aspirationnels.

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Comment voyez-vous la fin de l'année pour le secteur du luxe au prisme de toutes ces interrogations politiques aux USA et en Europe ?

Joëlle De Montgolfier

A ce stade, nous restons positifs pour l’année 2024. Le premier trimestre n’a pas été très favorable avec un recul du marché des produits personnels de luxe de l’ordre de 1 à 3%, mais nous tablons pour l’instant sur une amélioration de la situation aux Etats-Unis, sur une normalisation progressive de la situation en Chine et sur une certaine vitalité des marchés européen et japonais. Pour l’ensemble de l’année, notre scénario le plus réaliste table ainsi sur 0 à 4% de croissance ; notre scénario le plus optimiste sur 4 à 6% de croissance. Toutefois, ces chiffres ne concernent que le marché des produits personnels de luxe. Au-delà de ça, les tendances restent favorables sur les dépenses de luxe en général, et en particulier sur les dépenses d’expérience (incluant notamment le tourisme de luxe).

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